Bulletin de santé

« Autrefois, il y a très longtemps, j’étais un autre, et tout le monde m’aimait bien. On me disait: “Vous devriez faire un peu de sport.” Je n’en faisais pas, bien sûr.

Puis on m’a dit: “Vous devriez faire un petit régime. Vous avez le foie gras. Vous n’êtes pourtant pas une oie.” J’ai arrêté la cigarette, et j’ai grossi plus encore.

Puis on m’a dit: “Ce médicament, il ne guérit pas, mais il soigne, il empêche, au moins un temps, que ça empire, vous le prendrez tous les jours, jusqu’à votre dernier jour… Enfin, le dernier, vous pourrez vous en passer, ça ne servira plus alors à grand chose.”

Et puis il y a quelques années, on m’a dit: “On va vous enlever ça, c’est trop moche, ça pourrait bien vous pourrir tout entier de l’intérieur.” Et on me l’a enlevé. Sur la balance, cette modeste soustraction n’a même pas fait bouger l’aiguille. C’est ailleurs, à l’arrière de ma tête, que l’aiguille a bougé.

Depuis, on me surveille, on me contrôle, on me mesure. Les chiffres sont infimes, mais ils varient, infinitésimalement, et ça suffit à rendre complètement folle l’aiguille à l’arrière de ma tête. Je ne marche plus droit du tout. Je fais n’importe quoi. Je souris à des gens que je ne connais pas. Je ne respecte presque plus rien. Je pleure sans larmes la nuit. Et j’écris des choses bizarres.

Demain, on finira par me dire: “Vous abusez. Il faut rentrer dans le rang. On va vous faire des piqûres.” Mais j’aurai la peau si dure qu’ils ne pourront pas les faire, leurs piqûres. Ils y casseront les leurs, d’aiguilles. Et ce sera tant mieux. Je serai enfin moi-même. Mort, ou vivant. »

(Abraham Shmok, “Comment ça allait mal”, traduit du yiddish par Albéric de la Morte-Saison, Paris, Éditions du Désespoir, 15e éd. revue, corrigée, mise à jour, augmentée et hélas abondamment illustrée, 2032, tome 6, p. 693.)
Jean-Christophe Attias.

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